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Louis Ferdinand Céline. Lettres à Henri Mondor par Jacques Battin

Louis Ferdinand Céline. Lettres à Henri Mondor, nrf
Gallimard, 2013, analyse par Jacques Battin ANM  -6 mai 2014

Cette correspondance récemment retrouvée par Cécile Leblanc dans le fonds Henri Mondor de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet est précieuse car elle apporte une lumière nouvelle sur les deux protagonistes, l’écrivain se livrant en toute confiance à son protecteur. Elle appartient ainsi à l’histoire de la médecine et de la littérature.
Henri Mondor, né à Saint-Cernin dans le Cantal en 1885 et mort à Paris en 1962, était d’une famille modeste, fils d’un instituteur directeur d’école. Doué de multiples talents, qui, loin de se contrarier, s’épanouirent harmonieusement, il choisit la médecine et l’internat des hôpitaux de Paris, plutôt que Normale Sup, comme Robert Debré abandonna la philosophie, dans le souci altruiste d’apporter une aide plus directement efficace. Professeur de clinique chirurgicale à la Salpêtrière de 1941 à 1955, il écrivit de nombreux livres de médecine et de chirurgie, dont Les avortements mortels et Diagnostics urgents en pathologie abdominale réédités huit fois et qui ont été pour beaucoup d’entre nous une lecture vivifiante, à l’opposé des sèches questions d’internat. Ayant gardé précieusement ce livre magistral des urgences abdominales, je l’ai rouvert, à l’occasion de cette analyse et compris qu’il dut m’aider à reconnaître sans tarder une grossesse extra-utérine chez mon épouse avant et lors de la rupture cataclysmique.
Le regret de n’avoir pas été à Normale Sup développa sa passion d’homme de lettres. Il fut donc écrivain, auteur d’une quarantaine de livres et de préfaces, directeur de collection sur l’origine des vocations littéraires et l’ami des poètes Mallarmé et Paul Valéry, au fauteuil duquel il succéda à l’Académie française en 1946. Appartenant à toutes les académies, des sciences et de médecine où il fut élu en 1945, ainsi qu’à de multiples jury littéraires, il était naturellement compatissant et ouvert à d’autres styles que le sien, élégant et sobre comme ses dessins, car il alliait au bonheur de l’écriture, celui d’être un graphiste minutieux.
Son purisme formel ne l’empêcha pas toutefois d’être parmi les premiers à discerner chez l’auteur de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit le romancier le plus original du XXème siècle, opérant par la nouveauté de son style une révolution  littéraire, un phénomène artistique sans équivalent.
Louis Ferdinand Destouches ( Courbevoie 1894- Meudon 1961) est également médecin et écrivain sous le nom de Céline, le prénom de sa grand-mère chérie Céline Guillou.
Ecri-vain, comme il le mentionnait en dérision, mais, parmi les romanciers du XXème siècle, le plus traduit et diffusé dans le monde avec Marcel Proust.
La vision apocalyptique et bouffonne qu’il donne de son siècle, assurément sinistre, ne l’empêche pas de dispenser sa compassion et sa générosité en soignant les indigents. Médecin de dispensaire à Clichy, puis en banlieue à Bezons il avait milité pour la santé publique, quand il était délégué de la Fondation Rockefeller, puis de la SDN. Il est contre le capitalisme matérialiste, contre le collectivisme et donc anticommuniste, contre l’exploitation, donc anticolonialiste. C’est un révolté déchiré par ses contradictions, surtout un désespéré, sarcastique, obsédé par la mort et la méchanceté humaine, toujours insatisfait du présent, d’où vient l’instabilité de son caractère, un transfuge impénitent.
Henri Mondor est son contraire, confiant dans la vie, optimiste, jovial et empathique, comme le confirme son disciple notre confrère et ami Jean Natali.
Céline était-t-il conscient de sa singularité et qu’il se vivrait en écrivain maudit, quand il consacra sa thèse de doctorat en 1924 au destin tragique du médecin hongrois Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865) qui avait découvert le mode de contamination de l’infection puerpérale mortelle chez les accouchées et sa prophylaxie. Il se heurta à une telle incompréhension qu’elle entama sa raison.
L’âme humaine, c’est connu, est pétrie de contradictions ; Céline ne disait-il pas que « l’âme n’est chaude que de son mystère. » Mais comment ne pas s’indigner de la violence des deux odieux pamphlets antisémites hallucinés de haine raciale, écrits juste avant que la guerre éclate à nouveau. Dans un troisième pamphlet écrit pendant l’Occupation, il vitupère contre l’Eglise et l’Armée dans Les beaux draps, interdits de diffusion par Vichy. Il compara ensuite nazis et bolcheviks à la peste et au choléra.
Dès la Libération, en juin 1944, craignant les règlements de comptes sommaires pour délits d’opinion, lors de l’épuration, il prend le parti de fuir au Danemark, où il a planqué son magot en or chez une de ses anciennes maîtresses. Mais il lui faut traverser avec Lucette et leur inséparable chat Bébert porté dans une gibecière en bandoulière, à travers les bombes et les ruines une Allemagne expirante dans le feu et le sang, une Apocalypse à la mesure célinienne, qui sera la matière de la dramaturgie finale en trois volets, D’un château l’autre, Nord et Rigodon. Arrivé indemne à Copenhague, il y est arrêté en décembre 1945 et emprisonné dix-huit mois dans un trou à rats, un enfer, où il se ronge d’inquiétude, maigrit de 40 kg, et toute cette gabegie pour rien, aucun motif prétextant une extradition. L’exil dura néanmoins quatre ans de plus pour répondre aux tracasseries politico-juridiques jusqu’au 21 février 1950 où son procès par contumace se termina dans l’hilarité générale , puis par l’amnistie.
Céline n’a cessé d’écrire, envoyant trois à quatre lettres par jour de par le monde pour rompre la solitude de l’exil, dont il ne voyait pas la fin. La correspondance de Céline, très prolixe et diverse, dépasserait les 4000 lettres où apparaissent tous les traits paradoxaux de cet écrivain déconcertant par sa démesure, tour à tour paranoïaque vitupérant contre le monde entier, répondant à Sartre en le traitant d’« agité du bocal », envoyant à Mauriac une bordée d’injures. Il est ingrat, par son exigence de liberté, mesquin, mais également généreux, et grandiose par son lyrisme désopilant. En somme, un énergumène génial, mais un sale caractère, comme lui dit un jour Jean Paulhan qui n’en pouvait plus.
Alors que précédemment il avait classé le professeur Mondor « parmi les mandarins et les bêtes académiques, comme on est faisan ou pintade », il se ravise. Lui, le proscrit, l’exilé, il cherche un socle et le trouve dans la solidité hercynienne d’Henri Mondor. Ce fut alors une rencontre capitale, de celles jamais fortuites, où il y a une force qui vous pousse là où il faut aller.
La première lettre de Céline datée du Danemark, le 7 mars 1950, est toute de gratitude « Il a fallu votre vaillante et admirable intervention pour que tant d’amis, encore hésitants, viennent à mon secours. Le courage du cœur demande aussi ses généraux. Et de l’Académie française et de si haute science la bataille était gagnée ! Le fait est miraculeux. Faire rouler la tête est dans leur coutume. J’étais promis au pire. »
Et dans la lettre suivante « Les Furies sont après moi déchiquètent, pèlent, toastent. » Et de remercier à nouveau « le grand savant, couvert de gloire repêchant du gibet le minable pustuleux poëtasseux confrère ». On croirait du François Villon !
L’amnistie dont bénéficia Céline doit en effet beaucoup à la lettre adressée par Henri Mondor au président de la cour de justice de la Seine et à ses avocats dont le danois Mikkelsen, où il fit valoir la conduite courageuse du sous-officier Destouches jeune cuirassier du 12ème escadron de cavalerie en 1914, cité par Joffre et décoré de la médaille militaire. Blessé à 75%, avec ses 25 % restants de forces vives, il se fit médecin et écrivain au retentissement international. S’il n’avait été au front et blessé à vingt ans en 1914, il n’aurait pas publié en 1932 Voyage au bout de la nuit, où il dénonce vertement au nom de prétendues vertus guerrières la monstrueuse entreprise ayant conduit à un massacre général. Toute sa vie il fut hanté par ce carnage de fin du monde dont il garda des maux de tête et des acouphènes incessants, comme s’il avait un train de marchandises dans l’oreille.
Suivent une quarantaine de lettres, de 1950 à sa disparition en 1961, où Céline sollicite le soutien de son cher et illustre Maître, auprès du conseil de l’ordre pour reprendre ses activités de médecin, obtenir une retraite. Ce qui lui tient le plus à cœur, est de réussir à convaincre Gaston Gallimard de le publier dans la Pléiade, la prestigieuse collection à la reliure striée d’or fin, et au cuir de mouton de Nouvelle Zélande, passeport d’éternité littéraire. La Pléiade, c’est aussi une revanche sur le Goncourt raté en 1932 pour de sordides tractations commerciales. Le premier des cinq tomes ne paraîtra qu’en 1962. Pour la préface Mondor avait repris un texte antérieur, qui fut revu et corrigé par Céline, lequel s’en trouva très satisfait et reconnaissant.
A propos de ses admirations littéraires, Céline précise à Mondor qu’il « ne s’intéresse qu’au style foutre des histoires » et s’il cite Rabelais, comme lui médecin et écrivain, c’est pour dire « qu’il sentait le fagot et n’est lisible, génial, que dans les passages en « parlé ». Hors ça, il dialectise comme un curé ou un ministre ou un prix Goncourt. »
Dans une autre lettre, il précise ce qui est nouveau dans son style « la tradition veut qu’au début était le verbe, je dis non ! au début était l’émotion », mot clé de la poétique célinienne « Notre parler est beaucoup trop verbeux à mon sens et dans nos écrits….La toute petite nouveauté du « Voyage » est peut-être cette façon de retrouver l’émotion du langage parlé à travers l’écrit…Le fond, l’histoire, à mon sens, importe peu, je ne suis que styliste tout au moins j’ai essayé de l’être. Evidemment, il faut un fond, une histoire, hélas ! je le regrette, mais il faut ! Je n’ai pas éludé, triché…J’ai mis ma peau sur la table, fait contrat avec le Diable et payé, rien de gratuit ! Je paye encore ! Je finis chroniqueur d’une époque évidemment diabolique….mais je ne m’intéresse vraiment qu’à ma petite façon de style » Tout est dit dans cette lettre : le style, la petite musique, l’émotion, c’est tout dans la Vie, quand on est mort c’est fini, aux romanciers et poètes de s’en emparer, les messages et les grandes idées c’est pour les philosophes, dont certains contemporains (M. Onfray) pensent aussi que le réel n’existe pas et est recomposé.
Quitter les stéréotypes et redonner la dimension affective à l’écrit Céline en avait revendiqué l’invention littéraire dans ses entretiens simulés avec un certain professeur Y parus à la NRF en 1954 pour compenser le mutisme de la critique journalistique.
Toute œuvre artistique, littéraire ou plastique, est une transposition du réel. Céline fabule et recompose son vécu pour en dégager la charge émotionnelle, comme les peintres communiquent leur « ressenti » devant le motif choisi à dessein. L’écrivain Céline choisit pour ses romans les périodes les plus dramatiques de sa vie mouvementée, en faisant l’impasse sur celle, trop calme de petit-bourgeois, quand il épousa Edith Follet, la fille du directeur de l’école de médecine de Rennes, où il effectua ses trois premières années d’études. Dans sa monumentale Vie de Céline, un millier de pages, Frédéric Vitoux a inventé un nouveau style de biographie, où il analyse les libertés prises par le romancier avec la réalité souvent fantasmée, hallucinée, décrite avec « un style qui dynamite la belle phrase, pulvérise la syntaxe, réduit en miettes la rhétorique fleurie d’autrefois. » Sa femme Lucette dira « que Céline se droguait de fantasmes »
Céline fait une autre confidence à Henri Mondor :« Quant à la vocation littéraire, je ne l’avais pas du tout, j’étais médecin, je le suis encore » Il l’a toujours affirmé « Je n’avais pas, je n’ai jamais eu de vocation littéraire, mais j’avais très fort la vocation médicale.. tout enfant….être écrivain me paraissait stupide et fat…je fus écrivain malgré moi, si j’ose dire ! et par la médecine ! » Mais ce cynique qui a dévoré les livres reconnaît que « Les livres, c’est encore ce qu’on a fait de mieux. » Sa vocation médicale est née au passage Choiseul de son enfance, quand le médecin lui apparaissait doté d’un pouvoir magique et il s’improvisera tel en Afrique, malgré l’absence de diplôme et son racisme affiché pour laisser cours à sa naturelle compassion.
Ces lettres à Mondor sont empreintes du style célinien où l’autodérision ajoutée à sa gouaille argotique et faubourienne de titi montmartrois, atteint souvent le lyrisme et sécrète une truculente vertu hilarante évitant ainsi aux convenances épistolaires le risque d’une triviale flagornerie. L’outrance de Céline qui se sent toujours traqué et menacé jaillit à propos des chacals qu’Henri Mondor affronte courageusement : « vous avez mis la plume sur la plaie, lui écrit-il, la plus hideuse plaie des français, la médisance, le dénigrement enragé des leurs. Ah la haine ! Le français a la haine du français ; il ne l’intéresse vraiment que lorsqu’il peut l’envoyer à la guillotine ou au poteau. Le véritable patriotisme lui manque absolument…..Combien d’écrivains français ont été obligés de fuir la France ? » La persécution, Céline l’avait particulièrement éprouvée dès de la parution de Mort à crédit qui lui avait valu une déferlante d’insultes.
Les lettres à Henri Mondor sont écrites sur des feuilles d’ordonnance du docteur L. F. Destouches, de la faculté de médecine de Paris à Meudon – Bellevue, « un balcon sur Paris, d’où il crachait sur le monde. » Les demandes alternent avec les remerciements. Céline, qui adore la danse et s’est épris de nombreuses danseuses, n’oublie pas dans la dernière lettre du 4-1-1961 de lui recommander celle qui l’accompagna pendant ses trente dernières années, sa seconde épouse Lucette Almansor (née en 1912 et toujours de ce monde, comme me l’a confirmé F. Vitoux), pour qu’elle enseignât la danse à l’Opéra, où là encore Mondor avait ses entrées par sa présidence du cercle Carpeaux.
Les premières lettres observent la distance que réclame le respect, puis elles s’achèvent dans la complicité confraternelle de ces deux médecins-écrivains d’exception parvenus à la fin du Voyage.