Communications

Joachim de Flore (1135-1202) et son influence sur les messianismes profanes et religieux en occident par Marc Agostino – séance du 10 janvier 2021

Joachim de Flore est un personnage clé de la pensée occidentale dans l’expression essentielle des messianismes dont il constitue un catalyseur de son vivant et durant les siècles qui  suivent  sa disparition. L’invention de l’avenir notre thème,  fait donc une place à ce grand nom qui renvoie à l’Apocalypse, la mystérieuse Révélation, dont il donne une interprétation puissante .Joachim de Flore interpelle notre temps à la recherche du grand secret qui, pour beaucoup, tourne le dos à la foi  mais cherche ailleurs un éclairage. Le messianisme, l’attente d’un millenium, d’ une société meilleure se réfère à  Joachim de manière surprenante souvent, ce moine et théologien tout tendu vers l’avenir qu’il décrit avec des images et des analyses séduisantes. Dante le met dans son Paradis dans le second cercle des bienheureux, lui « le calabrais  abbé doté du don de prophétie ». Mais Joachim est il un prophète, un hérétique ou un bienheureux ? C’est en tout cas un homme de grande ampleur  et de large influence. Nous tenterons donc d’évoquer les aspects de ce sujet immense  à grands traits  dans le cadre limité de cet article.

« Gioacchino,il calavrese abbate » (Dante)

Joachim de Flore est né en Calabre, province alors du royaume normand, terre  marquée par la Grèce et Byzance, proche du monde musulman, carrefour donc des peuples et des idées. Il a une bonne culture, voyage en Terre sainte et, attiré par la vie religieuse, il fait profession chez les Cisterciens. Il devient même abbé  de Corazzo en Calabre en 1177. C’est un homme influent déjà qui fait ensuite un long séjour près de Rome et du pape Lucius III, où il rédige des œuvres majeures. Il est proche des grands, Philippe Auguste, Richard cœur de lion, lors d’un séjour en Sicile. Ses idées commencent à être connues. Ce moine  est inspiré, il n’hésite pas à prophétiser en particulier sur les Croisades. En 1191, il quitte les Cisterciens et se retire  au lieu dit de Flore qui lui laisse son nom, y fonde un monastère et  l’ordre de Flore, austère et communautaire, approuvé par le pape Célestin III.

De son vivant, Joachim est un ascète, un prophète, un mystique, un réformateur, un fondateur  mais c’est surtout un philosophe, un exégète, un penseur d’envergure dont l’influence est immédiate et très durable. Il est même bienheureux selon les Cisterciens. Il demeure le théologien du règne de l’Esprit, le prophète du Millenium, le décrypteur de l’Apocalypse.

Ses œuvres principales largement répandues contiennent des idées très neuves. Voici  les trois œuvres considérées comme majeures  qui traduisent son esprit novateur.

 Expositio In  Apocalypsim Exposé sur l’Apocalypse

Concordia novis et veteri testamenti  Concordance de l’ancien et nouveau Testament

Psalte rium decem cordarum Psalterion à dix cordes

La pensée essentielle de l’auteur y est exprimée mais l’oeuvre de Joachim est beaucoup plus large. Notons en particulier un Adversus Iudaeos  qui  mérite d’être revisité. L’œuvre prolixe et compliquée de Joachim s’est peu à peu répandue mais elle a été complétée par des œuvres apocryphes dues souvent à d’autres. Par exemple, il est au  centre de l’Evangile éternel. Cet ouvrage au titre évocateur et prophétique a eu une grande influence mais semble lié plutôt aux héritiers de Joachim. Cette synthèse  avec ajouts de Joachim,  publiée en 1256, semblait annoncer l’Ère nouvelle, le millenium  de l’Apocalypse. Nous y reviendrons.

 Quelles sont les idées principales de ce prophète, moine et exégète ? Il va de soi qu’il ne s’agit ici que d’une tentative de résumé de cette pensée  foisonnante. Joachim de Flore se fie beaucoup à des supputations arithmétiques. Chez lui, les chiffres, ères, générations procèdent de calculs très compliqués. Pour lui, il y a une concordance précise entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il pousse cette idée très loin. Ses allégories sont très riches. La révélation s’organise comme un arbre, un figuier, si présent dans les deux testaments, représentant le Père. Il donne source à une banche de vigne, le Fils tandis que l’Esprit enveloppe l’ensemble dans l’écorce. Ce n’est que l’une des nombreuses allégorie de la Concordia qui en foisonne et vont dans le même sens : Dieu est Trinité. La grande idée animant Joachim, c’est donc celle des trois règnes du monde. Le monde connait trois âges avec des écritures successives. Justice et sévérité pour le Père, traduit en amour pour le Fils, tandis que l’Esprit  amène la parfaite synthèse. Flore livre une herméneutique trinitaire complexe et suggestive.

Son idée fondamentale est bien celle de la venue du règne de l’Esprit qui surviendra après de grandes dérélictions. L’apocalypse est une source essentielle  de ses analyses. Il peut exercer sa capacité d’interprétation à propos de ce dernier livre de la Bible, en particulier son chapitre 20. Cette prophétie regarde clairement l’avenir, la montée vers la nouvelle Jérusalem . Il livre, on l’a dit, un calcul arithmétique compliqué des périodes et il adjoint l’Ère du Saint Esprit comme accomplissement du temps. Avant la Loi, puis  la Loi,  ensuite la Grâce, enfin l’Accomplissement : telles sont les périodes de l’histoire qu’il envisage. L’antéchrist met fin à chaque période.

Joachim de Flore préconise indéniablement une élite monastique et ascétique qui préparerait  le nouvel ordre qu’il fixe vers 1260. Mais avant que commence le Millenium, il décrit le monde où il vit et il n’épargne pas l’Eglise dans une fougueuse démonstration, s’interrogeant sur les sacrements simoniaques, sur la hiérarchie, sur le danger même d’un pape lié à l’Antéchrist. Dans l’aspiration au Millenium, âge de paix, de justice, il  dénonce la Babylone de son temps, préconise l’influence spirituelle, la charité des amis  de Dieu. La critique sociale est aiguë évidemment. On a beaucoup discuté de ses propositions dans ce domaine mais on ne peut les réduire à la société monastique, comme l’ont pensé certains « disciples ». Pour  ses adeptes, c’est une société communiste qu’il propose en chassant les marchands du Temple, la purification des sacrements. L’annonce d’un  règne de mille ans, étape déterminante vers l’Alpha et l’Omega, se situe dans la tonalité  de son temps. L’Eglise se trouve dans une certaine décadence, les  questions de la pauvreté commencent à germer, le contexte des croisades est lourd et Joachim le connait bien car il a voyagé en Terre sainte, mesuré la personnalité de Saladin qui s’empare de Jérusalem en 1187. Joachim appelle au renouveau, prévoit un temps difficile en attendant le Millenium.

Le premier joachimisme.

Les grands thèmes de Flore, entre prophétisme et appel à la conversion, exercent immédiatement après sa mort une large  influence et suscite des polémiques. Les écrits sont interprétés, des apocryphes apparaissent, la critique est forte contre les docteurs et pontifes qui cacheraient l’Evangile véritable. La date de 1260 fixée par Joachim est répandue et, malgré les soutiens de son vivant par les papes Lucius III et Célestin III, la doctrine joachimite est condamnée au concile Latran IV en 1215, avec le catharisme, bien différent. Les réserves sont importantes chez de grands esprits du temps comme Thomas d’Aquin et Bonaventure. On soupçonne sa doctrine de Quaternité, mais ni l’homme ni son monastère ne sont condamnés. Le premier joachimisme se répand au XIIIe  siècle dans le sillage si exigeant du franciscanisme. La pensée de Joachim inspire des frères franciscains comme Jean de Parme et Gérard de San Donnino. En 1254, l’affaire de L’Introduction à l’Evangile éternel que nous avons évoquée montre l’étendue des influences et des interprétations. Il se crée une agitation joachimite  autour de la date  de 1260, début de la nouvelle ère, qui suscite des mouvements populaires, comme les flagellants. L’influence de Joachim se confond avec d’autres influences mais les traits essentiels, l’attente, la vraie réforme, le monde nouveau de justice, le retour à l’Evangile  sont toujours repérables. L’espérance du millenium, le rejet des institutions se retrouvent dans une spiritualisation de ce mouvement chez les Franciscains. On ne peut développer  ici ce point essentiel et complexe autour du problème de la pauvreté, en conseillant de relire et de revoir Le nom de la rose. Spirituels chez les Franciscains comme Ubertin de Casale, fraticelles, béguins sont liés à ce courant joachimite très combattu par le pape français Jean XXII. L’Eglise rejette la  remise  en cause  de la hiérarchie  et des  pouvoirs. En effet ,se pose surtout  la question de la pauvreté (le Christ était il propriétaire de sa besace ?). Le mouvement interroge et influence de grands esprits. A la fois spirituel et social, il s’éteint peu à peu mais ses grandes questions demeurent et pour longtemps !

L’influence  longue de Joachim de Flore

Le message  si riche de Joachim de Flore laisse une marque perceptible jusqu’à nos jours chez des auteurs et dans des courants de pensée très divers. Ses idées essentielles, règne de l’Esprit saint, lecture apocalyptique de l’histoire, millenium  de concorde, de justice et de paix, aspiration à la réforme de la société. Dans l’abondante bibliographie sur la question, retenons l’ouvrage magistral du père Henri de Lubac, grand théologien, cardinal à la fin de ses jours. La postérité spirituelle de Joachim de flore (Paris-Namur, Lethielleux, 1979 et 1981), réédité en 2014, cherche, écrit l’éditeur, la généalogie spirituelle de notre temps. L’auteur montre combien Joachim a pu apporter une innovation, même si on peut le relier à des courants antérieurs. Troisième état, l’Eglise et l’Antéchrist, surtout la concorde des deux Testaments, le millenium bien sûr sont mis en exergue.

Joachim suscite des oppositions, comme celles de Thomas d’Aquin et Bonaventure mais son message ont l’a vu a tout de suite des zélateurs. Plus tard, son influence est perceptible au XVIIe siècle chez Campanella et sa Cité du soleil. Elle s’accentue au XVIIIe siècle (Herder) et l’extension de son influence, perceptible dans certaines Loges, semble  inspirer  au XIXe siècle le romantisme allemand avec Fichte. Les trois périodes de l’histoire se trouvent chez Hegel, tandis que Schelling veut fonder le règne de l’Esprit. L’influence sur la pensée française est perceptible chez les traditionalistes (Joseph de Maistre, « aile droite des sociétés secrètes ») mais  surtout chez beaucoup de  penseurs progressistes ou socialistes. Michelet est intéressé par l’Evangile de l’Esprit, le roman de George Sand Spiridion en est tout imprégné. Dans les années trente du XIXe siècle  français, Auguste Comte, Lamennais (L’humanité ne fait que commencer)  font-ils partie  d’un véritable « climat joachimique » ? Comment ne pas penser aux premiers socialistes ? Pierre Leroux prévoit une « nouvelle ère ». Les phalanstères sont-ils une mise en œuvre de l’abbaye idéale de Flore ?

D’autres pays, Italie, Russie (Dostoievki) pourraient être ici évoqués. L’influence de Joachim sur la Franc Maçonnerie, selon Henri  de Lubac, illustrerait l’idée que le XIXe serait traversé par un fleuve joachimite aux cent bras divers.

Mais si l’influence de Joachim est un fait, peut-être ne doit-on pas le voir partout. Ce courant millénariste pourrait nous amener à Marx, Hitler, Freud et bien d’autre mais nous n’avons pas voulu aborder ces thèmes dans ce bref exposé. De même, qu’en est il aujourd’hui ?L’apocalypse, le millenium, la peur de l’antéchrist mais aussi la foi en un Esprit de justice et de concorde en une société d’intelligence et de discernement sont des thèmes de notre temps optimiste et très inquiet. Joachim de Flore a  pu concrétiser ces idées pour beaucoup  mais que lui revient-il et que revient aux aspirations humaines, à leurs éternelles interrogations ?