Communications

In Memoriam Daniel Roche par Anne-Marie Cocula

 

 

 

IN MEMORIAM

Daniel ROCHE
26 juillet 1935 – 19 février 2023

Ce n’était qu’un pressentiment venu s’ajouter à l’infinie tristesse de la disparition récente d’un ami : Daniel Roche. Tous les hommages adressés à ce grand historien des Temps modernes, auteur d’une œuvre sans cesse renouvelée, mettaient l’accent sur la mélancolie de ses dernières années où la solitude et la maladie semblaient avoir eu raison de sa passion pour l’histoire et pour les chantiers qu’elle permet d’ouvrir, d’explorer et d’exploiter sans jamais les refermer définitivement. Cette mélancolie nous en connaissions la raison. Elle datait de la mort, en 2009, de son épouse Fanette, fervente et passionnante historienne de l’art que l’on ne se lassait pas d’écouter, de lire et de questionner. Comment imaginer que Daniel ait abandonné, purement et simplement, au regard de son insatiable curiosité ? La réponse est venue très vite. Elle confortait le pressentiment initial d’un oubli dans la longue liste des ouvrages de Daniel et, surtout, elle apportait la pièce manquante du puzzle de ses recherches. Il suffisait pour la découvrir de lire le titre d’un article paru dans le Monde du 10 mars, à la rubrique Critiques/Essais. Il était signé de Roger Chartier, professeur émérite au collège de France, ancien collègue de Daniel : « Peu avant sa mort, le 19 février, l’historien Daniel Roche a réuni les écrits complets de Jacques-Louis Ménétra, artisan du XVIIIe siècle. Un document unique ».

À lui seul, cet intitulé apportait la certitude que Daniel avait travaillé jusqu’à la fin de sa vie en compagnie de cinq historiens—Pascal Bastien, Frédéric Charbonneau, Vincent Milliot, Philippe Minard et Michel Porret—qui lui ont permis de clore le chantier de Jacques-Louis Ménétra, « un maître vitrier réfléchi » comme le qualifie plaisamment Roger Chartier jouant sur le double sens de « réfléchi », celui de la pensée du compagnon et celui des reflets de ses glaces et miroirs amarrés sur son dos, allant de porte en porte dans les rues. Mieux encore, le titre donné à l’ensemble des écrits de Ménétra renoue avec le siècle des Lumières sur lequel Daniel a tant travaillé, s’intéressant aux philosophes, aux auteurs de l’Encyclopédie, mais aussi aux gens du peuple, tel Ménétra, dont l’idole s’appelait Jean-Jacques !

L’ultime ouvrage de Daniel rassemble donc les derniers écrits du compagnon vitrier regroupés sous un titre doté d’un adjectif génial : Les lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802), Georg, 450 p. Leur première rencontre avait été scellée en 1982 lorsque Daniel avait publié le Journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra, aux éditions Montalba. Mais il continuait de s’interroger sur ce texte sans histoire : « L’homme a existé, on peut non sans quelques difficultés en suivre la trace dans les archives parisiennes ; il a, un jour, décidé d’écrire ce témoignage insolent, révélateur des possibilités d’une écriture populaire ; on pourra longtemps encore s’interroger sur le sens de cet authentique récit de vie écrit à la première personne au XVIIIe siècle » (p.9). J’imagine sans peine la satisfaction de Daniel lorsque furent rassemblées, interrogées, décryptées ces « lumières minuscules » au sein d’un atelier d’historiens dont l’un d’eux, Michel Porret, souligne « la fraternité intellectuelle ».

Daniel Roche était un ami de longue et même de très longue date, au temps où nous faisions partie d’une petit groupe d’historiens en herbe en cours d’études à l’ENS Cachan et à l’ENS Saint-Cloud. Initialement, notre entente avait pour objectif d’établir des relais pour « prendre les cours » des certificats de licence dans les amphis surpeuplés de La Sorbonne. Tour à tour, munis de papier carbone glissés entre plusieurs feuilles blanches, nous fréquentions les cours d’ancienne, de médiévale, de moderne et contemporaine, selon la répartition sacro-sainte des périodes historiques dominées par la stature de grands professeurs que nous admirions sans leur adresser la parole et en leur laissant un ample passage dans les escaliers monumentaux qui conduisaient aux salles des travaux dirigés.

Daniel Roche était déjà réputé pour la qualité de ses notes et la lisibilité d’une écriture restée inchangée avec ses lettres bien tracées, détachées les unes des autres, sans abus de majuscules. En qualité d’élèves-professeurs et dans la perspective des concours d’agrégations féminine et masculine de nos disciplines, nous avions le privilège normalien de recevoir, dans nos écoles respectives, l’enseignement de professeurs chargés d’être des répétiteurs experts sur les questions au programme. La plupart ont accompli de belles carrières après des soutenances de thèses d’État, dont certaines furent héroïques par l’intensité et la qualité de débats auxquels nous assistions, admiratifs et effrayés. Parmi eux, il y avait Pierre Goubert, lancé dans une recherche doctorale sur Beauvais et le Beauvaisis qui marquerait durablement l’histoire économique, démographique et sociale de la France d’Ancien Régime.

En attendant que les paysans du Beauvaisis prennent place sur la scène de l’histoire de France et que Pierre Goubert, à son tour, devienne professeur en Sorbonne, Daniel Roche avait confié son futur destin de chercheur à Ernest Labrousse, le grand historien des mouvements des prix et de leurs hausses vertigineuses avec pour conséquences des crises de subsistance, des disettes, des émotions et des révoltes. Daniel Roche, à force de séances d’archives et de fiches accumulées dans des boîtes à chaussures, était devenu le spécialiste du décryptage de courbes dont les fluctuations sur la longue durée des Temps modernes, du XVIe au XVIIIe siècle, annonçaient la Révolution. Cette science du quantitatif lui avait donné une aisance sans pareille pour interpréter maints documents à la façon du professeur Labrousse, au point de commenter, en détail et à l’infini, un ticket de métro poinçonné de deux trous. Il est vrai que Daniel était un vrai Parisien, fier de cet enracinement familial et urbain. Sa familiarité avec la capitale se lit dans les ouvrages qu’il a dédié à son peuple (Le Peuple de Paris, Aubier 1981), et au compagnon vitrier Jacques-Louis Ménétra dont il a déjà été question. Mais, chez lui, nulle condescendance envers les provinciales et provinciaux que nous étions.

Était-ce pour mieux nous connaître ou se rapprocher de nous que sa recherche fondatrice, suivie d’un ouvrage paru en 1978, fut consacrée aux Académies et académiciens provinciaux, 1660 – 1789. Il n’était pas de meilleure préparation pour la suite de sa carrière avec des qualités pédagogiques hors pair et un humour transcendant qui plaisait tant aux étudiantes et aux étudiants. Ils transparaissent dans les manuels de l’enseignement supérieur sur les Français et l’Ancien Régime, parus chez Armand Colin en collaboration avec Pierre Goubert, devenu un ami. Cette amitié a sûrement contribué à ne jamais nous perdre de vue même si nos centres d’intérêt avaient divergé avec la fin du partage des cours de licence et d’agrégation entre Saint-Cloud et Cachan.

Artisan convaincant de l’histoire de la « culture matérielle », Daniel Roche avait pris le parti de s’intéresser à tout dans sa quête historienne, sans rien négliger, surtout pas les « choses banales » : ainsi des habits dans La Culture des apparences (1989), des livres, dans Les Républicains des lettres (1988), du chauffage et de la nourriture dans l’Histoire des choses banales (1997). Le sillon était tracé dans cette banalité enfin révélée et tellement originale mais pas au point d’effacer d’autres territoires de recherche en souvenir de l’ancien temps où, à Saint-Cloud, Daniel avait pu s’initier à l’équitation et à l’art équestre. L’élan était donné : au trot et au galop, il allait concilier pratique et théorie, science et technique pour composer et écrire trois ouvrages sans pareil pour leur singularité et la richesse de leur apport : Histoire de la culture équestre, XVIe-XIXe siècle (2008-2015). Ces années-là, les vœux de Daniel nous parvenaient inscrits au dos de la photo du sabot d’un cheval ! Comment ne pas faire confiance à un fer à cheval porteur de l’espérance d’une bonne année…

De nouveau, nous avons pris l’habitude de nous rencontrer. Nous avions tant à nous dire sur des moyens de locomotion vieux de milliers d’années d’utilisation et porteurs de tant de voyageurs : quand il me parlait des chevaux, je lui parlais des bateaux fluviaux. Sans oublier, la participation à des jurys de soutenances de thèses où il fallait se rendre à l’évidence : nous avions changé de place et nous n’étions plus les doctorants d’autrefois. Sans oublier, sa venue comme conférencier aux mardis de l’Université de Bordeaux-Montaigne. Sans oublier la belle conclusion que Daniel nous offrit pour clore, à la fin septembre 2007, les Rencontres d’Archéologie et d’Histoire en Périgord. Elles avaient pour thème : « Le Château au quotidien, les travaux et les jours ». Ce terrain périgourdin n’était pas familier au Parisien et je me souviens qu’il s’était inquiété de la froidure matinale et automnale du château de La Bourlie qui nous recevait. Mais ce n’était qu’une considération banale qui lui permit de nous entretenir dans les règles de l’art de la « civilisation matérielle » qui préside au quotidien du château, sans oublier la proximité des écuries et celle des chevaux. En quelques pages relues tout récemment, il nous livrait un capital de connaissances et d’expériences au service de l’Histoire.

Comment ne pas mentionner enfin la venue de Daniel Roche pour recevoir le 18 novembre 2019 le Grand Prix de l’Académie Montesquieu dans les salons de l’Hôtel de Ville de Bordeaux ! Que le président de l’Académie, son secrétaire général ainsi que tous ses membres, en soient remerciés : ce fut un honneur de recevoir et d’entendre Daniel Roche, l’historien des Académies provinciales. Je suis à peu près certaine que Daniel a pensé à Ménétra et qu’il s’est souvenu de la présence à Bordeaux du compagnon vitrier lors du tremblement de terre survenu dans la soirée du 10 août 1759 : « …et fûmes courir toute la nuit les champs l’on ne voyait qu’hommes et femmes avec des draps sur le corps qui représentaient ces tableaux où l’on voit le jugement dernier La frayeur avec le jour se dissipa et cela donna aux prêtres bien des sottises à entendre car il y a aussi bien des idiots (ici) que dans tous les autres pays » (p.67, Journal de ma vie).

Merci Daniel.

Anne Marie Cocula