Communications

Le jardin de Monsieur Peixotto par Denise Bège-Seurin – séance du 10 septembre 2018

Lorsqu’il se porte acquéreur du bourdieu que possédait à Talence un négociant bordelais, Zacharie Goudal, Samuel Peixotto a une trentaine d’années (Cavignac le dit né en 1741, d’autres auteurs en 1736) et semble un homme comblé …

Sa femme, la belle mais austère Sarah Mendès Da Costa, vient de mettre au monde des jumeaux, deux garçons en bonne santé, sa fortune est florissante et il possède ce que l’on appellerait de nos jours un magnifique carnet d’adresses. Il compte en effet parmi ses relations, aussi bien en France que dans différentes cours d’Europe, des personnalités de la plus haute importance.

Relations de plaisir ou relations d’affaires ? Probablement les deux à la fois. On le sait à Bordeaux familier du Maréchal-Duc de Richelieu, Gouverneur de la Guienne et il le sera plus tard du successeur de celui-ci Philippe de Noailles, Duc de Mouchy. On le sait, également, introduit à la cour du roi de France grâce au financier Nicolas Beaujon, banquier d’origine bordelaise, avec lequel il est en relations d’affaires ; enfin il compte de nombreux obligés à la cour du roi d’Angleterre, pays qu’il connait bien pour y avoir séjourné plusieurs années et où il s’est marié. Mais a-t-il vraiment noué des liens d’amitié avec le roi d’Espagne ? C’est en tous cas ce qu’il  prétend, et il est vrai qu’il est régulièrement reçu par sa Majesté Charles III lorsqu’il se rend en Espagne, très probablement pour en ramener des pièces d’or, indispensables au négoce bordelais. 

Pour commercer avec l’étranger, pour permettre aux colons antillais d’acheter les marchandises venues par bateau du port de Bordeaux, il faut en effet du numéraire fortement titré. Or, en France et plus encore dans ses colonies, celui ci est rare, ce qui freine considérablement les échanges. Peixotto, banquier avisé, s’efforce d’y remédier en fournissant à ses clients bordelais les monnaies d’or espagnoles et  portugaises dont ils ont besoin et il mérite, à ce titre, d’être salué comme l’un des principaux acteurs de l’essor exceptionnel que connait le port de Bordeaux dans la seconde moitié du XVIII° siècle .

De plus, Peixotto joue un autre rôle, non moins important, en faveur du grand négoce : celui d’agent de change. Ayant des frères, des cousins ou des parents établis dans toutes les grandes  places financières d’Europe et également aux Antilles et aux Etats-Unis, il s’est spécialisé  dans les  lettres de change. Au moyen de ces actes de commerce dont il garantit le paiement, il procure aux négociants, par un simple jeu d’écritures, une sécurité parfaite dans leurs échanges aussi bien en France qu’à l’étranger.
Tout ceci fait de lui un personnage envié mais contesté : son originalité est taxée d’extravagance, on lui prête des moeurs dissolues et, d’une manière générale, on juge son comportement trop ostentatoire, bref, incompatible avec la qualité de gentilhomme telle que la définissent les codes de la bonne société de son temps .

Il ne l’ignore pas et il en souffre certainement, même s’il affecte de ne pas s’en soucier.
Car Samuel Peixotto, est aussi un homme cultivé qui, au cours de ses nombreux voyages, a su affiner son goût naturel pour l’art et surtout pour l’architecture et les jardins .

Il a noté que les plus belles des demeures ou des palais qu’il a visités  s’ouvrent sur les parcs qui les entourent : maison et jardin se prolongent pour former un ensemble  harmonieux, propice aussi bien au repos qu’à la fête galante. 

Oui, créer un lieu qui dirait la richesse et le raffinement de son propriétaire, mais aussi un lieu qui traduirait, pour qui saurait les déchiffrer, ses préoccupations philosophiques, voila  bien le projet auquel Peixotto entend désormais se consacrer !

Il n’est nullement question pour lui de faire bâtir un nouveau lieu de résidence pour sa famille : l’hôtel hérité de ses parents, rue Bouhaut (de nos jours 190-192 rue sainte Catherine) convient bien à sa vie familiale et professionnelle et, en outre, il a été l’un des tout premiers Bordelais à investir dans les immeubles bâtis autour de la place Dauphine (actuellement,Gambetta) où il résidera plus tard. Par ailleurs, il possède à Mérignac le bourdieu de Beauséjour auquel il est très attaché.

Comme quelques esprits éclairés de son temps, il souhaite bâtir une « folie », un lieu essentiellement destiné à la récréation, dont le parc, ponctué de fabriques et de statues, offrira au promeneur des surprises et des émerveillements. Peut être aussi des questionnements…

Selon une historienne contemporaine, Lucia Impelluso, la multiplication au XVIIIe siècle de jardins porteurs d’un message initiatique, est à mettre en relation avec le  développement des idéaux maçonniques en Europe. Ce message, destiné à demeurer occulte aux non initiés, est  difficile à déchiffrer, mais des éléments spécifiques communs à bon nombre de ces jardins ont pu être relevés et quelques uns d’entre eux sont réunis ici. Peixotto, qui était membre de la franc-maçonnerie bordelaise, a -t-il voulu traduire son parcours personnel, spirituel et moral, dans le tracé de sa nouvelle maison de plaisance ? Peut être … mais rien ne permet de l’affirmer ! Retenons cependant cette éventualité comme hypothèse.
Mais avant toute chose, pour mener à bien son projet, il lui fallait trouver un terrain bien irrigué, doté de bonnes terres et proche de Bordeaux. Ensuite, choisir un bon architecte. Ce ne fut pas chose facile.

 I – Le choix du site et de l’architecte

– En 1765 ses recherches ou le hasard le conduisent à Talence, village vigneron déjà considéré par les bordelais comme un lieu de villégiature où il fait bon vivre.

Accessible en moins d’une heure de carrosse, offrant à ses visiteurs de charmants paysages, Talence attire depuis le quinzième siècle de nombreux membres de l’aristocratie parlementaire et de la bourgeoisie bordelais qui y achètent des bourdieux.

Petites exploitations agricoles principalement consacrées à la viticulture, ces derniers procurent en effet à leurs détenteurs de nombreux avantages. Plantés en vignes cultivées par des valets ou des journaliers, ils produisent des vins qui bénéficient du fameux privilège bordelais, ils fournissent à leurs propriétaires les produits maraichers nécessaires à leur consommation domestique et ils peuvent aussi, lorsque l’été se fait torride ou qu’une épidémie ravage la cité, offrir un refuge sûr à leur famille. Talence située à 50 mètres d’altitude échappe en effet aux miasmes et aux brouillards qui stagnent sur la ville. 

Ce phénomène est toutefois particulièrement marqué depuis qu’en 1751, le richissime banquier  Abraham Gradis a acheté l’ ancien domaine de Monadey et l’a transformé, d’abord en replantant le vignoble puis en faisant édifier une superbe résidence où il aime se retirer chaque vendredi.

Désormais, Talence est la banlieue  à la mode, et ses modestes bourdieux commencent à être remplacés par de belles maisons de plaisance, à l’abri desquelles  les bordelais enrichis par l’activité du port peuvent voisiner en toute discrétion avec leurs amis.

Lorsqu’on examine, par exemple, l’environnement dans lequel s’inscrit le petit domaine de Zacharie Goudal, on constate que ses voisins comptent parmi les membres les plus importants du grand négoce bordelais et sont, comme ce dernier, « membres de la religion prétendue réformée «, autrement dit, protestants.

Au sud, les Albert possèdent ce qui deviendra plus tard château Margaut ; Thiac, constructeur de navires, a affermé les terres  de l’ancien couvent des religieuses de Fontevrault ; Paul  Nairac, le plus riche armateur de Bordeaux, occupe à proximité immédiate (là où se situe actuellement le château Crespy) un bourdieu ayant appartenu à Nicolas Beaujon désormais fixé à Paris et, à peine un peu plus loin, mais  mitoyen de l’un et l’autre de ces bourdieux, il y a celui de Jacob Sandilland, négociant britannique.

Un tel voisinage ne peut que séduire Peixotto dont la famille voit son nom figurer dès 1636 sur le rôle des familles juives portugaises établies à Bordeaux pour fuir l’Inquisition.
Cependant la raison qui pousse Peixotto à obtenir de Goudal la cession de son bien réside avant tout dans le fait que l’emplacement et la configuration de ce dernier répondent exactement à ses attentes.

Situé en bordure de la route conduisant de Bordeaux en Espagne, le bourdieu de Goudal est très facilement accessible à partir du centre de Bordeaux. L’acte de vente et l’acte de prise de possession par Peixotto de ce domaine indiquent que celui-ci se compose d’une maison de maître, d’une autre maison pour le valet et de tous les bâtiments nécessaires à la production viticole (chais, pressoirs, instruments aratoires, etc ). Sur ses terres, il y a bien entendu des vignes, un pré, des arbres et même, en bordure du ruisseau d’Ars qui traverse la propriété, les vîmes et les aubiers nécessaires aux travaux de la vigne. Peixotto qui est bon juriste (ou bien conseillé) prendra bien soin de faire préciser dans l’acte d’achat son intention de faire arracher les vignes et de transformer ce domaine viticole en domaine de pur agrément. Jean-pierre Bériac en donne la raison : de cette façon, il se mettra à l’abri de toute revendications ultérieure  de son seigneur foncier.
La disposition du terrain est idéale: longé au sud par un petit chemin qui débouche sur la route de Bayonne, la ruette des Monges (actuellement, allée Peixotto), il  s’incline en pente douce jusqu’au ruisseau d’Ars qui le traverse de part en part ; ensuite il remonte légèrement, avant d’atteindre le chemin de Suzon qui le borde au nord. Vers l’Est, les contours du terrain perdent leur belle rectitude pour s’adapter au terrain qui descend vers un ruisseau aujourd’hui disparu. Un haut mur de pierre sépare les domaines de Goudal et celui des religieuses avant de rejoindre le ruisseau d’Ars, au creux du vallon, puis le chemin de Suzon. Il reste, cours de la Libération, quelques traces de ce mur qui entourait l’ensemble du domaine, mais la majeure partie de cette clôture a été remplacée par des grilles métalliques, au siècle dernier, lorsque la Ville a ouvert le parc au public. 

– Le premier soin de Peixotto, bientôt devenu l’heureux propriétaire des lieux est de solliciter le concours d’ un architecte de grand renom, Etienne Laclotte, qui exerce en société avec ses frères. Mais la collaboration tant espérée ne s’est pas faite.

Philippe Maffre  a en effet découvert une convention conclue le 22 juin 1767 entre Peixotto et les Laclotte, par laquelle ces derniers s’engageaient « à lever un plan du bien et et de la maison que ledit sieur Peixotto possédait à Talence », qu’ils y ajouteraient le dessin « des agréments qu’il conviendrait de faire dans ledit bien et d’une maison que ledit sieur Peixotto entendait faire bâtir dans ledit lieu ». En résumé: les plans d’un jardin et d’une nouvelle bâtisse.

Ce travail devait être exécuté dans la quinzaine de jours suivants et remis assorti d’un devis chiffré mais trois mois plus tard, les Laclotte n’avaient toujours pas honoré leur contrat, et Peixotto n’ eut d’autre ressource, écrit Philippe Maffre, que de « dénoncer la convention par une sommation à laquelle les architectes n’ont même pas pris la peine la peine de répondre ».

On ne sait pas avec certitude quand ont commencé les travaux : il est vraisemblable que, sans attendre, Peixotto a fait raser les anciens bâtiments et arracher les vignes pour faciliter les travaux à venir, mais on ignore qui a dessiné et réalisé le premier pavillon dont on trouve la trace sur un projet d’agrandissement  daté de 1769. On a avancé le nom d’un jeune architecte qui  a collaboré à différents chantiers bordelais dont celui du Palais Rohan et qui jouit déjà d’une flatteuse réputation: François Lhôte. Mais, selon Pariset , celui-ci n’est arrivé à Bordeaux qu’en 1768. Une hypothèse beaucoup plus vraisemblable a été présentée en 1972 par Mme Oliveau, membre de la Société Archéologique de Bordeaux : ce premier bâtiment serait l’oeuvre d’un architecte parisien, reparti pour la capitale sans avoir payé ses ouvriers …

Le projet d’agrandissement conservé aux Archives Municipales de Bordeaux, daté de  septembre-octobre1769 et réalisé de la main de Lhôte, est riche d’enseignements.

Il montre bien qu’à cette date, le pavillon central existe déjà mais  qu’il est réduit  aux dimensions des deux salons centraux du rez de chaussée actuel. Il ne peut avoir d’autre utilité que de servir d’abri en cas d’intempérie.

En revanche, dans le projet présenté par Lhôte, le pavillon et principalement le salon désormais doté d’une demi-rotonde et d’un perron, deviennent des éléments nécéssaires à la mise en scène du parc. Le salon devient l’axe à partir duquel les allées et les parterres s’organisent afin que le spectateur, installé dans le salon, puisse embrasser du regard toute la perspective et la beauté du jardin.

Le résultat final fut, en tout cas, conforme à ce que souhaitait Peixotto et nous pouvons encore en apprécier l’harmonie.

II – De la Folie Peixotto au Pavillon d’Aranjuez 

Grâce aux travaux de recherche conduits en 1990 par Jean-Pierre Bériac, à la demande de Monsieur Gérard Castagnera, maire de Talence, le tracé primitif du parc a été retrouvé et rétabli dans ses grandes lignes, si bien que son aspect actuel est assez évocateur de celui qu’avait choisi Peixotto en 1769.

« C’est une chance qui mérite toutes les attentions » écrivait alors l’historien des jardins et c’est encore plus vrai aujourd’hui car ce parc public est désormais unique en France.

A première vue, le tracé du parc retenu par Peixotto n’a rien d’original : c’est un  jardin classique, bien adapté à la taille du terrain et à son  environnement, mais on peut cependant remarquer quelques éléments qui en renouvellent le style.

A Paris se développe la mode des jardins paysagers dits « à l’anglaise », mais ces derniers impliquent de vastes espaces ouverts sur de belles  perspectives, ce qui n’est pas du tout le cas de ce domaine de six hectares déjà inséré dans un tissu semi-urbain.

Comme la plupart des possesseurs de belles maisons de plaisance du bordelais, Peixotto est donc resté fidèle au jardin régulier, caractéristique des jardins français du siècle précédant : jardins clos, avec parterres de broderies ou de pelouses, flanqués d’alignements d’arbres ou de charmilles, et  agrémentés de pièces d’eau.

Le jardin de Peixotto, obéit à un plan géométrique en forme de losange divisé en quartiers dont chacune des allées aboutit à un point remarquable : charmille ou petite place ronde ornée soit d’une fontaine, soit d’une statue. Celles-ci, fort nombreuses au temps où Peixotto donnait des fêtes dans son parc, ont toutes disparu.

Dans le creux du vallon, le ruisseau d’Ars coule à ciel ouvert et alimente, un peu plus bas encore, un vaste bassin de pierre au milieu duquel une petite île, capte le regard : c’est elle qui sert de contrepoint visuel au pavillon qui domine l’ensemble. Une haute colonne, très abimée, est placée à l’une des extrémités du bassin mais il semble qu’elle fut, à une époque antérieure, placée au centre de l’ile. Des arbres sont plantés pour former sinon un bois, du moins un bosquet (mail) et aussi des charmilles qui abritent de minuscules et discrets cabinets de verdure .

Faut- il voir des symboles maçonniques dans les éléments qui composent le parcours de ce parc ?

Peut on considérer le losange comme deux triangles isocèles réunis par leur base signifiant le désir de faire communier le ciel et la terre, le monde matériel  et le monde spirituel dans une même quête ? Les sentiers divergents puis convergents seraient-ils les symboles des choix que nous faisons dans nos vies ? Quant à la colonne placée au centre de l’île, point d’aboutissement de la perspective, fait-elle allusion au mythique temple de Salomon et, par sa forme verticale, suggère-t-elle qu’au terme d’un parcours rempli d’épreuves, dont celui de la traversée des eaux, l’âme se dirige enfin vers le ciel, donc vers la perfection ? 

Peut être , mais rien ne permet de l’affirmer.

On pourrait être tenté de croire que le jardin était l’objet exclusif de l’attention de Peixotto qui s’était réservé, par contrat passé avec Mornay, le jardinier chargé de réaliser les plantations, le droit de superviser les travaux. Mais l’architecture du bâtiment a fait l’objet de choix tout aussi soigneusement pesés.

S’il accepte sans réserve certaines propositions faites par Lhôte, il en refuse d’autres. 

Pour ne pas rompre l’harmonie des lieux et rendre le nouveau pavillon facilement accessible aux carrosses, il souscrit à l’idée de déplacer l’entrée principale du domaine. Celle ci, qui se faisait jusqu’alors par le coté ouest du parc, route de Bayonne, s’effectuera désormais par un grand portail ouvragé, ouvert au sud, ruette des Monges (allée Peixotto), donc face au bâtiment dont l’entrée ornée de quatre imposantes colonnes ioniques surmontées par un fronton semi-circulaire donnait  un caractère spectaculaire à un bâtiment relativement modeste. Dans le projet présenté par l’architecte, ce portail était encadré de deux ailes, probablement destinées à l’hébergement des domestiques et s’ouvrait sur une cour, que l’on imagine pavée, de façon à permettre un accès commode au bâtiment principal. 

On comprend l’intérêt d’une telle disposition des lieux : Peixotto et ses visiteurs, une fois installés dans le salon ou sur la terrasse, n’auraient plus été troublés dans leur contemplation paisible du parc par la circulation des carrosses. Mais Peixotto refusa cet aménagement qui aurait imposé le sacrifice, au moins partiel, du jardin classique .

Bien plus, il refusa le plan d’ensemble presque monumental proposé par l’architecte qui englobait le pavillon existant dans un imposant quadrilatère. Il préféra faire encadrer les salons existants par deux groupes de petites pièces et un vestibule. En revanche il accepta de faire agrémenter le salon d’une demi-rotonde dont les trois portes-fenêtres s’ouvriraient sur un perron dominant le parc.

La partie sud du jardin a donc été conservée ou redessinée, le bâtiment modifié, tout en restant  de proportions modestes car limité à un simple rez de chaussée, orné dans le goût « grec » (colonnes et médaillons fleuris) en vogue dans les années 1768-70.

La décoration intérieure des salons (si l’on admet que les éléments décoratifs du salon actuel sont ceux qu’avait choisis Peixotto), est inspirée de thèmes empruntés à l’antiquité romaine que l’on vient de redécouvrir grâce aux fouilles pratiquées à Pompéi. 

Quelque temps plus tard, en 1782, Peixotto confiera à un nouvel architecte, Guilhemain, le soin d’ériger le gracieux petit édifice qui surplombe la route de Bayonne et dont on ignore la destination exacte. Pour Jean-Pierre Bériac, il s’agit d’un pavillon de musique, pour Florence Mothe, d’un lieu de rendez vous discret servant à abriter des réunions maçonniques. Mais la récente restauration à d’un pavillon de même apparence, bâti à Bacalan en 1778 pour le Maréchal de Richelieu, suggère des rencontres de tout autre nature… 

Quand ce bel ensemble a -t-il été terminé, au moins dans ses aspects principaux ?Sur ce point, les sources sont incertaines.Toutefois, dès 1783, un historien d’art Espagnol, Antoni Pons, qui passait par Talence, remarque avec surprise un nom familier surmontant en lettres capitales le portail d’un domaine : Aranjuez … et quelques années plus tard, en 1789, le général Francisco de Miranda, futur héros de l’indépendance du Vénézuela, fera le même constat étonné.
On ne peut, en effet, ignorer que le nom donné par  Peixotto à son domaine talençais est celui  de l’une des résidences préférées du roi d’Espagne. Situé à 40 kilomètres au sud de Madrid, la ville d’ Aranjuez est en effet célèbre pour son palais et ses jardins, où abondent fontaines et pièces d’eau…
Les mauvais esprits n’ont pas manqué de dénoncer le caractère prétentieux de cette dénomination que Peixotto présentait au contraire comme un hommage déférent rendu à son cher parrain, le roi !
Car il est exact que le souverain espagnol, Charles III, avait bel et bien accepté de devenir le parrain de Peixotto lorsque ce dernier, converti au catholicisme, avait demandé à recevoir le baptême. Mais il convient peut être de préciser que si la cérémonie avait été célébrée par l’archevêque de Siguenza, dans la cathédrale de cette même ville, le 18 avril 1781, le roi n’y était pas présent : il avait confié au doyen du Chapitre le soin de remplir en son nom les fonctions de parrain.

Peu importent  ici les raisons qui dictaient la conduite de ce nouveau chrétien : devenu catholique, Samuel Peixotto endossa un nouveau statut juridique et de nouveaux prénoms. Il s’appela désormais Samuel-Charles-Joseph-Paul Peixotto de Beaulieu. Mais, égal à lui-même, il resta un fastueux personnage assurant avec générosité le rôle de protecteur de sa paroisse.

Samuel-Charles Peixotto de Beaulieu, ne renonça pas pour autant à la vie mondaine qu’il affectionnait. Il donna à Talence de somptueuses réceptions mais sans jamais parvenir à vaincre les réticences de l’aristocratie bordelaise qui cependant profitait amplement de sa munificence. Voici, en substance, le récit que fait le chroniqueur Bernadau de l’une de ces fêtes : un aristocrate bordelais très connu avait été chargé de lancer les invitations, les invités avaient afflué en nombre et Peixotto avait «  eu le bon goût «  de ne pas se joindre à eux.

L’aristocratie locale le brocarde ? Soit ! il fréquentera des artistes…et effectivement, les familiers du Grand-Théâtre deviendront ses invités réguliers.

Peixotto a eu le jardin dont il rêvait et bien d’autres encore : après avoir fait bâtir la splendide maison carrée d’Arlac en 1885, il fut grand acquéreur de biens nationaux en 1791. 

Il a ainsi fait entrer dans son patrimoine, aux cotés  de ses folies de Talence et d’Arlac, de son domaine de Beauséjour, d’un petit vignoble qu’il avait créé à Sauternes (château Peixotto, aujourd’hui disparu) et de l’hôtel particulier situé au 32 place Dauphine où il résidait désormais, des biens aussi prestigieux que le vignoble du Pape Clément à Pessac, le château La Gurque à Margaux et un lieu chargé d’histoire, le château des archevêques de Bordeaux dit du Prince Noir à Lormont.

Malgré son adhésion, dès la première heure, aux événements révolutionnaires de 1789, Peixotto n’a pas longtemps joui de ces biens. Mis hors la loi et arrêté le 7 août 1793, il dut répondre de graves et nombreuses accusations : on l’accusait en effet d’être un spéculateur, d’avoir orné sa maison de Talence de statues représentant des rois et surtout d’un fronton portant ses armoiries surmontées d’une couronne de comte ! 

Il échappa de peu à la guillotine qui, par un hasard malheureux, était placée sous ses fenêtres, place Dauphine, mais il dut payer pour cela la plus forte amende de toute la région : un million deux cent mille livres. C’était une somme considérable, qui grevait fortement son patrimoine sans pour autant le ruiner. Cependant, après s’être installé, allées Damour, dans l’ancien Doyenné de Saint-Seurin, acquis lui aussi en1791, il se montra beaucoup plus discret, se gardant bien de manifester la moindre hostilité envers les nouvelles élites engendrées par la Révolution. Bien au contraire : en novembre 1797, répondant à une demande de la municipalité bordelaise, il fournit gracieusement un jeune chêne provenant de son parc de Talence, afin de « remplacer celui que des malveillants ont abattu sur la place nationale », espérant que ce chêne, « affecterait agréablement le coeur et les yeux des bons patriotes et des vrais amis de la liberté « .

Peixotto est donc resté fidèle à ses idées libérales et à Talence, où il a conservé son domaine intact jusqu’a sa mort en 1805. Mais, ruiné par le Blocus Continental, il laissait à ses fils une situation financière critique qui les obligea à se séparer, en 1810, du Pavillon d’Aranjuez, plus connu désormais sous le nom de domaine Peixotto.

Le château a subi depuis de nombreuses modifications, notamment lorsqu’en 1897 la famille De Luze  a décidé d’en faire un de ses lieux de séjour favoris : le bâtiment a été alors doté d’un étage, son  aménagement intérieur a été redistribué, ce qui a entrainé des modifications sensibles dans l’aspect de ses façades. Finalement, l’architecte Louis-Alfred Maistre chargé de cette délicate rénovation a parfaitement accompli  sa mission : le château Peixotto semble, au premier regard, directement hérité du XVIIIIe siècle .
Le parc, quant à lui, même s’il a retrouvé l’essentiel de son tracé d’origine, n’est plus ce qu’il était au temps de Peixotto car il a souffert de graves mutilations consenties par certains de ses propriétaires, animés de généreuses intentions.  En 1877, le Baron Espeletta a donné à la commune plus de 8 ha prélevés dans la partie nord du parc pour qu’y soient construites la Mairie, les premières écoles et l’avenue qui  y conduit  (place Espeletta).
Son successeur, le docteur Badal, a ensuite cédé à la Faculté de médecine, qui souhaitait y créer un jardin botanique, la partie comprise entre l’avenue Espeletta et le ruisseau d’Ars (2ha et demi environ).
Enfin, la construction de la nouvelle Mairie dans les années 80 et, plus récemment, de la Médiathèque, ont nécessité de nouvelles restrictions de l’espace consacré au jardin.

Cependant le château Peixotto et son parc dans lesquels se succèdent aujourd’hui fêtes populaires, réceptions municipales et cortèges nuptiaux, servent de cadre raffiné aux moments heureux que partagent les habitants de Talence et leurs élus. Il remplit ainsi pleinement la fonction  que lui avait assigné Peixotto.

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Sources manuscrites:

Archives municipales de Talence : AC,D23

Bibliographie:

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