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D’Ibn an Nafis du Caire à William Harvey de Londres en passant par Padoue : un transfert d’idées sur la circulation du sang par Jacques Battin

L’histoire de la découverte de la circulation du sang est un paradigme du transfert culturel qui eut lieu entre l’Orient et l’Occident. Longtemps occulté par la prééminence du savoir greco-latin, il est maintenant bien admis que celui-ci nous est parvenu grâce aux deux voies de l’Orient abbasside. Celle de l’Espagne arabo-musulmane et celle de l’Afrique du Nord, via l’Italie par l’intermédiaire de la Sicile. Ce transfert nécessita deux foyers de traduction. Le premier fut opéré par les grecs nestoriens, chassés comme hérétiques de Byzance et émigrés dans la Perse sassanide, ils y fondèrent des écoles de médecine et furent appelés par les califes de Bagdad pour traduire la science antique en arabe, fond sur lequel les auteurs arabophones apportèrent leurs commentaires et expériences, en particulier en matière médicale. Deux siècles plus tard, avec la reconquête en Espagne se développa un nouveau foyer de traduction, cette fois de l’arabe en latin, suscitant l’essor des universités du monde occidental. La Renaissance, du XIVème au XVIème siècle concerna principalement les arts et les lettres. La médecine, elle, resta figée dans son corpus hippocratico-galénique, considéré comme un dogme par l’Eglise qui se méfiait des remises en question de la science. Galilée, Vésale et Servet en firent la triste expérience.

La description par William Harvey de la circulation du sang en 1628 dans son Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus marque la première révolution biologique, en considérant avec Descartes l’organisme comme une machine se prêtant à l’expérimentation animale, en l’occurrence le sang circulant dans un système hydraulique en circuit fermé et selon un mouvement perpétuel animé par la pompe cardiaque. Ce petit volume de 72 pages et 17 chapitres est un chef d’œuvre de précision.
W. Harvey est né en 1578 à Folkestone. Il étudie au Kings School de Cantorbery, puis commence la médecine à 15 ans à Cambridge. A 21 ans , il part à Padoue, la ville la plus réputée pour la médecine. Il y reste trois ans et est reçu docteur à Venise le 25 avril 1602. De retour à Londres, il est nommé médecin de cour et médecin chef au Saint Bartholomews hospital où il enseigne l’anatomie et la physiologie.

Avant Harvey, on répétait les idées de Galien. Que le foie fabriquait le sang, à partir des éléments nutritifs, qu’il était déversé dans la veine cave pour être distribué aux organes, le sang artériel apportant la chaleur, l’esprit vital. Mais la grande erreur de Galien est d’avoir méconnu le rôle des poumons et affirmé que le mélange des sangs s’effectuait à travers des pores de la cloison interventriculaire.
La découverte de Harvey fut une révolution. Longtemps contestée par les anti-circulatoires et la Faculté de Paris, d’où les moqueries de Molière, il fallut la décision de Louis XIV pour que la circulation fut enfin enseignée au Jardin du roi par Pierre Dionis .
La découverte ne surgit jamais du néant, le découvreur dit non aux idées reçues, ou, au contraire leur donne une dimension insoupçonnée. Harvey reconnaît sa dette, car il cite plusieurs fois ses précurseurs Andréa Cesalpino (1519-1603), et Realdo Colombo (1515-1559). Michel Servet (1511-1553) connaissait lui aussi la circulation pulmonaire. Mais a-t-il été le premier ? Non, c’est Ibn an Nafis du Caire. (1210-1288)
Né à Damas, étudiant au collège hôpital de Nouri, il est le premier à affirmer qu’il n’y a pas de « passage entre les deux ventricules. La cloison entre les deux ventricules est la plus épaisse que dans toutes les autres parties du cœur. L’opinion de celui qui prétend que cette partie est très poreuse est archi-fausse . Le passage du sang dans le ventricule gauche se fait par les poumons. » Ainsi, on ne peut mieux décrire la petite circulation. S’il avait poursuivi son raisonnement Ibn an Nafis aurait décrit toute la circulation. Il avait également compris le rôle des artères coronaires dans l’irrigation du cœur.
Cette description est tout simplement géniale, mais cette découverte ne sera révélée qu’en 1933.
La gloire de Harwey est intacte, car il a réuni des faits épars, repris des hypothèses, apporté des preuves expérimentales à la circulation. Il décrit parfaitement la grande et la petite circulation, le mouvement circulaire, le débit cardiaque, le retour veineux, le rôle des valvules veineuses. Avant lui, le cœur qui n’était une chaudière devient une pompe, le faisant accéder à la pathologie d’organe qui fonde la cardiologie. Le sang veineux et le sang artériel ne représentent que deux états transitoires du même liquide qui a un volume défini et constant.
Le sang circule dans un système de vaisseaux clos, qu’il parcourt de manière répétée, se chargeant et se déchargeant, à chaque révolution de substances chimiques et de gaz. Il ne manquait pour achever la connaissance totale de la circulation que d’individualiser les capillaires, découverte qui revint à Malpighi en 1661 grâce au microscope mis au point par le drapier de Delft Van Leuwenhoeck. La gloire de William Harvey est toujours vivante dans chacun de nos gestes quotidiens des médecins cardiologues ou non.